Ποιειν Και Πραττειν - create and do

Mark Delouze

Statement

Comme un air de famille…

 

Ni orient

ni occident

ni nord

ni sud

seulement le lieu où je me trouve

Abas Kiarostami

On trouvera ici des poètes de langues, d’inspirations, d’âges bien divers.

Mais qu’ont-ils en commun, ces « Poètes de la Méditerranée » que réunit cette anthologie ? Peut-être une certaine intuition d’une source secrète et commune où l’Histoire les abreuva.

Ici chacun chante sa rive tout en rêvant, quoiqu’il en pense ou sache, de l’autre rive. Tout poète est un peu le « Léon l’Africain » dont Amin Maalouf narra les aventures : tour à tour soldat, commerçant, homme de pouvoir, esclave, amoureux ou solitaire, il est l’homme-méditerranée à lui tout seul.

Comme partout sur la planète, les poètes de la Méditerranée parlent de l’amour espéré, trouvé, perdu, retrouvé, et de la mort comme une compagne intransigeante ; du temps qui passe et de l’attente qui ne passe pas ; des nuits difficiles et des jours d’allégresse – ou bien l’inverse ; de la vieillesse qui ravine les rêves et de la jeunesse qui les exalte ; de la patrie aimée, meurtrie, fuie ; de la beauté des femmes et des hommes et de leur cruauté aussi ; des crimes et des fleurs ; des baisers et des balles ; du silence des charniers et des clameurs de révolte ; du soupir des amoureux et des hurlements des torturés ; des belles traversées et des tempêtes du passé autant que des naufrages, terriblement d’actualité, de notre temps présent.

La Méditerranée, cette mer que l’on dit « fermée », regorge de voix qui ne cessent de s’ouvrir, n’en déplaise à qui ça déplait. Ce pourquoi nous les entendrons, cette année encore, dans les rues de Lodève, où ils formeront un unisson de voix infiniment multiples.

En ce sens, oui, ces poètes, venus des proches ou lointains abords de la Méditerranée, sont tous un peu cousins. Ce qui leur confère – vous le constaterez - comme un air de famille…

Marc Delouze

Conseiller littéraire, co-fondateur du festival

 

 

La langue d’à côté

 

 

 

Je suis d’ici

de là

de je ne sais où

je suis le passant

le hasard

qui traine sur le boulevard

de vivre

les deux mains dans les poches

les yeux fureteurs

l’oreille alerte

et la langue pendue

comme une feuille morte

au bout de sa tige

sur le point de tomber

 

tu me regardes

tu ne me vois pas

je te regarde

je ne te vois guère

sinon sous la forme

d’une ville étrangère

dont j’ignore la langue

 

je marche

 

sur ce chemin

les mots sont des cailloux

que mon pas vagabond jette

aux oiseaux racoleurs

 

leurs chants épouvantés

déchirent le silence

que les hommes

prennent

pour du silence

 

l’écho qui s’ensuit c’est

la langue qui poétise

et pense à ma place*

 

*Schiller

Là où vivent les morts

 

 

Le seul séjour des morts

C’est le corps des vivants

Tous les morts sont en nous

 

Les morts n’ont plus que nous

 

Nous sommes cette mince part de vie

De tous les morts qui nous constituent

 

Aimer vanter vivre la vie n’est pas

Egoïsme ni oubli mais lutte

Acharnée pour sauvegarder

En nous

Cette part de vivant qui cohabite

Avec la mort

 

Je suis rempli d’auschwitz et de birkenau

Je regorge de tous les goulags

Nourri de cendres et de charniers

Je porte en moi ce monde

Comme une femme un enfant mort

 

 

Un sang d’encre

 

L’inquiétude me fait écrire

contre l’inquiétude

la peur contre la peur

 

longtemps

ce fut la peur

de croire le monde laid

qui me fit écrire

comme s’il était laid

en effet

 

maintenant je sais

qu’il n’est ni beau

ni laid

qu’il est

et c’est déjà bien assez

insupportable comme ça

 

qu’il faille

en plus

l’écrire…

 

et pourtant voilà

c’est fait

c’est écrit

 

pardonnez-moi mon dieu

qui n’existez pas

d’à ce point croire aux mots

en moi

 



un homme est mort hier au soir

 

un homme est mort hier au soir il revit

aujourd’hui dans la tête

d’un enfant qui mesure son ombre

et ne comprend le chiffre qui habite

dans l’œil des adultes aux calculs incertains

 

blanc

le silence étendu à sécher sur le pré

 

un homme

est mort hier au soir il revit

aujourd’hui dans la fête

autour d’une fontaine qu’une foule envahit

et dans le brouhaha éblouissant de sa survie

il court

ses jambes sont le chant de la nuit qui s’enfuit

 

 

25 juin 1987 – 00h00

or amer

 

 

or amer corps à la mer

corps à terre corps atterré

il y a foule en l'arène torturée du monde

l’humanité n'y retrouve pas ses petits

 

ô algues revenez

dans le grand déchirement du temps

bercer les anciennes espérances

 

piquetée de bleuets la mousse de nos corps

tapisse les altitudes

là où jaillissent les sources

 

ô algues revenez

dans le grand balancement du temps

bercer les anciennes espérances

 

et nous partons légers sur la houle du temps immobile

en laissant derrière nous les mythiques galions chargés d’or

sombrés au plus profond

au plus enfoui des profondeurs illusoires

 

ô algues revenez

dans le grand effacement du temps

bercer les anciennes espérances

 

irons-nous à la mer

parviendrons-nous à l'embouchure

de la détresse

 

ô algues revenez

dans le grand abandon du temps

renouveler les anciennes espérances

 

In September 2001 Marc Delouze went to Taipei to attend the Taipei International Poetry Festival, an event disrupted first by the terrorist attacks in New York (which led to many international flights being cancelled) and then by the arrival in Taiwan of typhoon Nari, the most destructive typhoon to hit Taiwan in recent years. Regardless of these combined disasters, Marc succeeded in making it to the festival and in attending most of the events. While here he managed to slog about the flooded city as much as possible, taking in as much of the place as he could.

- Eric Mader

 

Cauchemar d'une fête ou l'inverse

 

C'est le carnaval au bout de mes doigts tout

se travestit grossièrement et ment

comme un bruit de voix derrière mon épaule

je ne sais plus parler écrire

je ne said plus écrire parler

tout

est à refaire

de n'être pas d'à peine avoir été le jour d'hier

où je ne suis pas né

me griffe de sa vérité

tout est à re-taire

 

Le silence en moi me gène car

il ne sait plus combler l'infime retard

sur le bruit qui le devance et me tient par la main

et ce pour prend la forme grossière

(mais je m'y laisse prendre)

d'un stylo dont la proue fend

la page ivre se contorsionne retombe

(comme un chat sur ses pieds)

sur son nez

 

De ne se convaincre que du sillage

l'à peine suivre tant il égare et tant

il désaccorde le livre prévu

et son reflet sur la page-miroir où mes ongles se brisent

à gratter griffer biffer

le mot auquel je me prends...

 

le souffle

                un peu le prendre

                                        aussi

le souffle

               qu'il s'affale

                              sur le flou du vers

 

(où est le vers?

moi le fil du

vers je le perds

je l'ai perdu

voyez-vous

- le voyez-vous?)

 

et plus il me poursuit plus je cours

et plus et plus il me poursuit plus à court

d'arguments je me trouve

perdu - où suis-je?

avant

après

la fête

a pris un autre visage

normal

pour un carnaval

nul ne s'en plaindra sauf la lune peut-être et encore...

 

Je disais

les visages

non

les traits

plus les mêmes

l'heure est autre la fête

a pris un autre visage mon visage

a pris une autre tête

hier c'était la nuit c'est ce matin demain

l'aurore aux doigts de prose confère aux choses leur

laideur

familière

c'est demain et les mots sous mes ongles sont noirs

pauvre et pas nouveaux les mots

ont-ils encore un masque

un dernier masque

un tout dernier...



...peut-être ne le saurai-je jamais peut-être

ne saurai-je jamais la fin de la fête

y a-t-il une fin

y avait-il une fête?



Nightmare of a Festival or Vice-Versa

 

It's the carnival at the tips of my fingers everything

disguised outrageously and lying

like the sound of a voice behind my shoulders

I no longer know how to speak of writing

I no longer know how to write of speech

all

must be redone

not to be just barely having been the yesterday

in which I wasn't born

paws me with its truth

all must be shut up once more



The silence in me annoys because

it no longer knows how to get through the paltry delay

before the sound that outstrips it and leads me by the hand

and this to take the outrageous form

(but I let myself be taken)

of a pen whose prow cuts

the drunken page twists itself falls back

(like a cat on its feet)

on its nose



To be convinced of nothing but the wake

to barely follow it so much does it stray and so little

accord with the foreseen book

and its reflection on the mirror-page where my nails are broken

from pawing scratching rubbing out

the word that takes me...



the breath

                  a little to take it

                                        also

the breath

                   may it run aground

                                            on the verse's haziness



(where is the verse?

I've lost its thread

the verse's thread

I've lost it

you see

--do you see?)



and the more it chases me the more I run

and the more the more it chases me the more I run

out of arguments

I find myself

lost--where am I?

before

after

the festival

took a different face

normal enough

for a carnival

nobody will complain except maybe the moon

and besides...

I was saying

the faces

no

traits

no longer the same

the hour has changed the festival

has taken another face my face

has taken another head

yesterday it was nighttime now it's morning tomorrow

dawn with its prose fingers vouchsafes things their

familiar ugliness

it's tomorrow and the words beneath my fingernails are black

poor not at all new the words

do they still have a mask

a final mask

an absolutely final...



maybe I'll never know maybe

I'll never know the festival's end

is there an end

was there, really, a festival?

[Translated by Eric Mader and Hui-Ling Lin.]



N.B. Editor's remark: When reading such a poem some equations come to mind, equations which beset however the mind. One of the well known equations is the silence before the storm. What happened on the 11th of September remains forever etched into memory. When seeing on CNN the second plane smash directly into the second Twin Tower, and in knowing the same has happened half a hour before to the other Twin Tower, then one knows something dramatic is happening. It is not only glass which is shattered to make people flee across the bridge, or some persons so desperate that they fling themselves out of the thirty-fourth floor or even higher. Such an event makes us all into witnesses as to possible consequences if human reason does not prevail. Peace is such a precarious condition. To recall the words of one international lawyer about her husband when died in one of the Towers, 'all his life he was engaged for peace, hence his death should not be used to justify the going to war!' Yet the response to the attack did not heed that. Instead Jonny Cash stated on CNN: “who is so stupid and think he can do something like that and get away with it?” In short, 911 meant literally for the United States the Right to revenge. By claiming to have been attacked, and Bush compared it to Pearl Harbour, he could invoke the NATO treaty which calls for all members to stand by the one member who has been attacked. Thus if a poet relates to the Nightmare of Festivals, then because a silence within perturbs him. That silence needs to be listened to, if peace is to prevail. People should not stay silent when nations prepare to go to war. Yes, many went to demonstrations before, but once the invasion started in March 2003, they all fell silent.

Hatto Fischer 20.8.2014

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